Cinq mille mots ne suffiraient pas. Car, dans le travail de Natalia Villanueva Linares oui il est ici il est question de nombres, de répétitions, de partitions, de l’infiniment grand et l’infiniment petit, de gestes, de transformations, de bibliothèques, de partages, de générosités, de couleurs, de construction mais aussi de déconstruction, de performances, d’une envie de réunir des multiples pour ne faire plus qu’un ou inversement.
Je me souviens très bien d’un de ses premiers gestes en prépa artistique : elle avait proposé à des étudiants de dessiner au fusain sur du papier kraft pendant dix minutes. Ensuite elle leur demandait de brûler leurs dessins dans un même contenant. Chaque participant récupère la matière dans des petits pots de verre, qui recueillent la cendre collective.
Ce geste, à la fois symbolique et matériel, interrogeait déjà la transformation de l’effort. Il explorait comment, à travers un même rituel, l’expression individuelle pouvait fusionner dans une œuvre collective et devenir un « nous », un tout.
Avec ce premier acte, Natalia esquissait les fondations de son langage plastique.
La générosité n’est jamais à sens unique : elle ne réside pas seulement dans le fait d’offrir, mais aussi dans la capacité à recevoir. C’est une relation, un échange à double sens, presque un duel silencieux. C’est de cette tension, de cette réciprocité, qu’est née sa pièce Dual. C’est dans son appartement de Peoria que Natalia commence à se poser cette question : « Comment parler de la continuité d’une pièce ? »
Après Devota, elle se concentre sur un matériau en apparence fragile : le papier de soie. Elle en explore l’évolution, ses métamorphoses possibles. Elle découvre que, s’il se froisse ou que ses fibres se brisent, ce papier si délicat peut paradoxalement devenir plus résistant. Il peut être rapiécé, renforcé, assemblé par la couture. Le geste transforme la matière, et la matière devient le prolongement du geste.
Lorsqu’elle crée, Natalia entretient une relation intime et absorbée, presque « hermétique », avec son travail. Le temps, la répétition, la labeur de ses gestes font partie intégrante de sa démarche. Elle a besoin de s’imprégner, de vivre sa pièce de l’intérieur. Chez Natalia, les matériaux parlent d’eux-mêmes. « Toutes mes pièces parlent du début », dit-elle — du commencement, de l’origine. Chaque étape de transformation de la matière devient une œuvre à part entière. Chaque fragment porte les traces du passé, sa mémoire intime, tout autant que son potentiel de métamorphose.
C’est dans cette continuité que s’inscrivent les œuvres rassemblées dans cette exposition. Chaque couleur y est une unité spatio-temporelle, une mesure de geste et de durée. Avec le temps, ces couleurs s’estompent, laissant apparaître la mémoire pure du mouvement, comme une archéologie du travail : les cicatrices de la matière.
Palette of Dual et Palette of Dual 8 jouent un rôle central dans l’exposition. Ces œuvres condensent la matière, le geste, la couleur et la mémoire dans un format resserré, presque intime, prolongeant les gestes des grandes installations. Chacune est accompagnée d’une photographie du tissu d’origine, révélant les couches initiales de couleur.
Chaque Palette of Dual est composée de briques extraites des tissus transformés, réassemblées par nuances de couleur et activées par l’eau d’un lieu. L’eau devient mémoire fluide, liant les gestes passés au présent, marquant un ancrage temporel et géographique. Ces palettes sont des cartographies sensibles de temps et d’espace. Elles témoignent d’un effort, d’une mémoire collective, d’un engagement physique avec la matière.
Dans les Poématiques XL, Natalia compose des partitions — non pas musicales au sens traditionnel, mais comme des recettes, des cartographies sensibles, des transformations de la matière.
Ces partitions deviendront, un jour, les plans d’une boîte à musique géante imaginaire. Elle utilise la peinture pour tracer des symboles, mais son approche reste éloignée des codes traditionnels de la peinture.
Elle retire même la couleur de son geste, en la « scalpant », ne laissant que les traces, les lignes fantômes, les cicatrices d’un mouvement.
Chaque partition est ensuite pensée pour devenir une pièce sonore, où chaque symbole correspond à un son. Comme une forme de mathématique sensible.
Avec Nova Dual Lima.1, la performance se déploie sur une plage de Lima : le geste y prend corps, s’inscrit dans l’espace, transforme le paysage. La matière est déplacée, partagée, activée par un rituel collectif. Une photographie accompagne l’œuvre, capturant l’instant du geste et de sa résonance.
Dual ICE Storm.2 condense cette dynamique dans une pièce sculpturale composée de 26 pots de verre contenant de la neige fondue. Chaque pot est le résidu d’une boule de neige colorée durant une performance. Ces fragments liquides deviennent les témoins d’une activation éphémère et poétique du geste dans un environnement hivernal.
Natalia transforme les matériaux autant que les relations humaines — elle tisse des liens sensibles, durables, à travers l’art. Natalia marque les gens à vie. Elle transforme les matériaux comme elle transforme les relations.
Son œuvre est un tissage constant entre l’intime et l’universel, l’invisible et l’incarné.
L’œuvre de Natalia Villanueva Linares interroge la mémoire, la transformation et la relation entre le collectif et l’intime. Des pièces comme Sisters 1-10, où des bobines de fil en métal symbolisent des gestes liés par la mémoire, et le film Breathing, qui documente la création de Sœur n°0, témoignent de l’importance de la répétition et du geste. À travers des œuvres comme Dual ICE Storm.2, elle transforme la matière et le temps, nous invitant à repenser ce que nous conservons, ce que nous partageons et ce que nous laissons disparaître.
À travers cette exposition, Natalia nous invite à parcourir ses paysages multiples : des fragments de gestes, de temps et de mémoire en constante transformation.
Je connais Natalia depuis 22 ans. Notre première rencontre remonte à mes 16 ans. Nous étions en pré artistique avant que nous commencions les Beaux Arts de Paris, j’ai eu la chance d’être témoin participative et active de sa vie, de sa pratique, performeuse et faiseuse de geste, confidente de son travail depuis notre première rencontre qui est dû à un partage de briquet pour une cigarette dans la cours de la prépa artistique à glacière. Et je crois n’avoir jamais manqué une seule de ses pièces.
Aujourd’hui, elle m’a demandé d’écrire le texte pour son exposition : « Les paysages multiples de Dual ». Et c’est avec beaucoup d’émotion que j’ai accepté, sans hésiter.
Alors, j’essaie, du mieux que je peux, de transmettre un fragment de ses couleurs à travers mes mots.
Artiste / Commissaire / Amie

73-75 rue Quincampoix 75003 Paris France
mardi – samedi 14h – 19h et sur rendez-vous
tél : +33 (0)1 42 77 05 97
www.galeriedohyanglee.com