Mercredi, viendras-tu manger, Jean, sur une nappe propre ?
Aurélie Godard
28.05 – 16.07

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Topologie du souvenir (remarques sur le travail d’Aurélie Godard) Des surfaces de bois en un certain ordre assemblées

Une bouée est la conséquence du trajet d’un disque auquel on fait parcourir les 360° d’un cercle. Le mazzocchio est un couvre-chef florentin que l’on peut décrire comme la géométrisation d’une bouée. Le cercle de départ est plus ou moins large, mais les occurrences de la forme comme chapeau bicolore, selon un motif en damiers, notamment dans les cycles du Déluge et le retrait des eaux ou de La Bataille de San Romano de Paolo Uccello, font qu’un diamètre d’une tête a valeur d’une taille standard. Dans l’une des fresques du cloître de Santa-Maria-Novella, qui représente simultanément deux épisodes de la Genèse, Paolo Uccello fait d’ailleurs porter à l’un des personnages (celui qui tient un gourdin) le mazzocchio autour du cou. Pour Aurélie Godard, le problème est donc le suivant : comment, à l’aide de surfaces de bois planes assemblées, en venir à quelque chose comme une bouée, à s’en rapprocher si bien que l’on pourrait effectivement s’en faire un chapeau avant de jeter à l’eau, au large de l’île d’Ouessant, cette figure ronde toute en angles, et qu’elle flotte, peut-être à destination de Bas Jan Ader, disparu en 1975 entre Cap Code et l’Irlande lors d’une traversée de l’Atlantique intitulée In Search of the Miraculous II[1]. C’est l’interprétation la plus probable de Mercredi, viendras-tu manger, Jean, sur une nappe propre ? Avant de donner une explication plus précise (et la réponse) à cette question énigmatique, codée, commençons par celle-ci, qui nous mettra sur la voie, et qui devait hanter Paolo Uccello : combien un cercle a-t-il de côtés ? Cette question donnera lieu à plusieurs remarques.Que le mazzocchio, ou tore, en langage mathématique, ait été le symbole du travail d’élaboration de la perspective à la Renaissance est ici important mais pas suffisant. En effet, à tous points de vue, dessiner cet objet (donc le concevoir), est déjà un exercice de géométrie extrêmement compliqué. On le sait, Giorgio Vasari reprochera assez vivement à Uccello de perdre son temps à de telles prouesses[2]. Ce qui est peut-être moins connu est l’importance de la marqueterie à Florence au XVe siècle. Les ateliers rivalisent alors les uns avec les autres en ajustant des milliers de petits morceaux de bois, comme des puzzles, de manière à composer des panneaux sur le modèle d’une fenêtre s’ouvrant sur des amoncellements d’objets divers, représentés en perspective avec le plus grand soin. Les découpes impeccables et les biais savants sont complétés par l’utilisation d’essence de bois de teintes différentes qui permettent d’obtenir les nuances de valeur et les ombres nécessaires à une répartition réaliste de la lumière. On y trouve (et cela ressemble fort à « l’équipement » dont s’entoure Aurélie Godard dans son atelier) des livres, des plans, des instruments de mesure, de découpe, et quantités de polyèdres, en creux ou en plein, et, bien sûr, le mazzocchio, ou tore.


Espace, planètes, ellipses, forces d’attraction

Au commencement, il y aura donc une figure géométrique comme un carré « tournant » autour de lui-même (comme autour d’un pâté de maisons), dont les côtés, selon un principe de division cellulaire, se divisent par deux, cinq fois. Les volumes ainsi obtenus par Aurélie Godard, dont les premiers, les plus simples, évoquent des structures élémentaires de Sol LeWitt, mais en suspension, dans des postures étranges, comme soumis à une gravitation déréglée, au tangage d’un navire, proposent une petite histoire de la perspective, qui serait en même temps une petite histoire de la perception, dans ses avatars constructifs, telle qu’elle a été envisagée depuis le XVe siècle. L’exercice mathématique est ici le prétexte à un exercice visuel, mais un exercice visuel au carré sur le cercle et ses puissances, telles qu’elles se manifestent dans l’univers. En effet, la rotondité, et plus exactement la gravitation, préoccupe Aurélie Godard depuis longtemps, mais ce qui l’intéresse n’est pas une représentation grandiloquente du cosmos, ni la perfection de la sphère, mais plutôt ce qui va venir gauchir les trajectoires, abîmer les surfaces, faire pencher le modèle mathématique du côté du vécu et de l’aléa. Il s’agit de donner à penser la structure du monde, les forces à l’œuvre, plutôt que d’en donner une image. La petite sculpture sphérique Coriolis (fonte d’aluminium, 2007), évoque déjà cette force fictive qui n’existe que pour un observateur lui-même en mouvement. Regardons évoluer une bille sur un disque vinyle en rotation sur une platine : vue de haut, la bille semblera décrire une ligne droite, du centre vers la périphérie. Par contre, sur le disque en rotation, la bille aura décrit une trajectoire en arc de cercle. Mission to Mars (peinture murale, acrylique, 500 x 300, 2006), The Bright Side of the Moon (plâtre, diamètre :140 cm, 2006), Les Formes vagues (peinture murale, acrylique, diamètre :30 cm, 2008), convoquent aussi, sur un mode figuratif, le système solaire, qui est fait d’espace et de planètes mais aussi d’ellipses et de forces d’attraction. Pour autant, ce sont les matériaux qui font sens : Les Formes vagues émergent d’un rond de peinture blanche appliquée au mur puis grattée qui laisse voir, en noir, l’amorce de rouleaux marins, schématisés à la manière d’Hokusai. De même, The Bright Side of the Moon montre les irrégularités de la surface lunaire réalisées en trompe-l’œil en creusant le mur lui-même. Mission to Mars matérialise par la peinture une onde radio, à moins qu’il ne s’agisse d’une captation radar de mauvaise qualité, que figurent de grands carrés de couleur indéchiffrables. Starfinders, ballons de football trouvés dans la rue, présentés dans le sous-sol de la galerie, poursuivent cette rencontre de la sphère et du temps, de l’usure entrainée par une rotation incessante, des déformations qu’il en résulte, et témoignent d’une observation attentive de la transformation des choses, même à coups de pied. Un dispositif de suspension nomme le modèle ici rejoué, la mappemonde. Les ballons laissent voir une géographie terrestre nouvelle en fonction des accidents multiples, des rebonds, des déchirures, des taches qui les constituent. Si l’on sait depuis l’Antiquité que la Terre est ronde (grâce aux éclipses de Lune), c’est Nicolas Copernic qui mit fin à la représentation antique de l’univers pour y substituer l’héliocentrisme, dans lequel on retrouve le principe du tore : non seulement la Terre tourne sur elle-même mais simultanément elle tourne autour du soleil. À l’échelle de l’univers, le tore est donc un outil de représentation tout à fait adéquat, le tore que l’on a décomposé au commencement.


Des cartes qui n’indiquent pas

Dans une pièce de 2006, News from Home (cartes postales, 15 x 10 x 5 cm), pile de cartes postales percées d’une statue de la Liberté qui apparaît en ombre sur fond crépusculaire rouge-orangé, Aurélie Godard présente le traditionnel témoin du voyage en le signant d’un manque. Après tout, l’absence est une force de Coriolis comme une autre, qui s’exerce indirectement. Le titre, emprunté à Chantal Akerman, nomme l’Amérique, et plus particulièrement New York, comme point de fuite, ou plutôt, on le verra, comme miroir. Une autre série de cartes « trouées » sera intitulée de manière plus explicite : En topologie la distance n’existe pas (cartes, 2006). Il faut entendre ce titre manifeste comme un démenti impérieux à la formule « loin des yeux, loin du cœur », autant que comme un éloge de l’activité cartographique, et prendre note de la fascination qu’elle exerce sur Aurélie Godard, en témoigne Un faible degré de dess(e)in (feutre, dimensions variables, 2009) ou, selon un regard topographique, Landscape (plâtre, dimensions variables, 2005). Ces cartes « qui n’indiquent pas »[3] rendent compte de la réalité du hasard plus que de la permanence des frontières : l’archipel d’Un faible degré de dess(e)in a été constitué à partir de taches de peinture relevées dans divers ateliers et dûment répertoriées, selon leurs contours. Cette activité cartographique fait appel aussi bien aux grandes explorations maritimes qu’aux recherches de l’architecte Buckminster Fuller. Ses représentations du monde, dessinées à partir de la projection Dymaxion, présentent la Terre sous la forme d’un polyèdre constitué de six carrés et de huit rectangles qui fait des cinq continents une grands île centrale libérée du schéma traditionnel nord/sud - est/ouest[4]. Les constructions les plus célèbres de ce dernier, les dômes géodésiques, viennent comme une réponse à la question : combien une sphère a-t-elle de faces ? Question qui a quelques rapports avec notre interrogation du début. C’est sur une petite embarcation au large de l’île d’Ouessant que l’on découvre Jean (un pseudonyme, entre John et Jan), qui a des faux airs de vieillards de Léonard, le mazzocchio sur la tête, allant et venant au large. Dans cette vidéo (Dr Livingstone, I Presume) tournée en avril 2011, Jean fait penser à Claude Monet dans son bateau-atelier, étudiant les reflets sur l’eau. Au large, au-delà de l’horizon, bien évidemment se tient Manhattan, d’où furent envoyées les longues lettres de l’héroïne de News from Home.


Une architecture du souvenir

En premier lieu, « l’Amérique », dans l’acception naïve du terme, si l’on peut dire, apporte des éléments iconographiques à Aurélie Godard : la statue de la Liberté, on l’a vu, mais aussi punching-ball, cactus, plongeoir à la Hockney, planches de surf, Chevrolet, Cadillac, Buick et autres, font l’objet de détournements divers[5]. Le sac de frappe est bien rouge, mais en bois ; les surfs de leur côté laissent voir les traces d’une attaque de requin en règle, façon Les Dents de la mer ; les « portraits » de voitures intitulés News from Home (2), témoignent d’une présence de la peinture et de la couleur, non pas dans l’ordre de la représentation, mais de celui du souvenir. Le document photographique, fouillé grâce au zoom de l’outil numérique, ne livre plus que des gammes chromatiques sans signification, souvenir d’on ne sait plus très bien quoi, du moment où ces voitures ont été photographiées, à moins qu’il ne s’agisse du souvenir de l’instant précédent, que matérialise un petit carré de couleur qui vient d’être peint. Aurélie Godard se livre depuis quelques années à des exercices de constructions de mémoire de maquettes de bâtiments modernes (Dear Charlie, bois, résine, peinture, 2010), dont ceux d’Oscar Niemeyer (Painting with Oscar, pour AVJ, bois, peinture, 2010). Celles-ci se présentent posées sur des grandes caisses, comme à peine débarquées d’une soute. Des traversées incessantes de l’océan qui sont ici à l’œuvre, ces boîtes massives dont on extrait des souvenirs de l’utopie moderne, sont les témoins les plus conséquents. Aurélie Godard ne cite pas la modernité, elle s’en souvient, et, qui plus est, déjoue la prétention du Vieux Monde à imposer ses vues sur le Nouveau. Elle fait comme si la modernité venait d’ailleurs et en réexamine les propositions, quitte à se montrer critique, comme dans L’Heure de l’étale (bois, acrylique, enduit, dimensions variables, 2007), vague blanche dont l’écume solidifiée découvre des fragments d’architectures colorés, disjoints. Ce modernisme brisé ne conduit pas au cynisme. Des fragments, il est toujours possible de faire quelque chose (« Je suis peintre, je cloue mes tableaux », disait Kurt Schwitters). La Chaise de Lucrèce (qu’il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’apercevoir du rivage les périls d’autrui) (bois d’épave, diamètre : 80 cm, 2010) réalisée à partir de morceaux de bois de plusieurs épaves de bateaux échoués en Bretagne en témoigne. Ce siège, où, des accoudoirs au dossier, tout est rond, a quelque chose d’un astrolabe : il semble pouvoir pivoter sur plusieurs axes et se retourner sur lui-même selon un centre de gravité difficile à situer. Peut-être faut-il simplement s’asseoir et méditer l’ordre des planètes : Mercure, Vénus, Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, (Pluton), ces planètes[6] que l’on évoquait en premier lieu et qui donnent la clé de cette invitation énigmatique : Mercredi, viendras-tu manger, Jean, sur une nappe propre ?


Emmanuel Van der Meulen, 2011.

 

 


[1]. C’est sur l’emplacement actuel de Provincetown, à Cape Cod, que les passagers du Mayflower débarquèrent en Amérique, le 11 novembre 1620.
[2].  Par exemple : « Il trouva également le moyen de représenter avec vérité les croisées et les arcs de voûtes, les carreaux des parquets, les colonnes de manière qu’elles paraissent rondes. Ces études l’absorbaient, le rendaient excentrique, au point qu’il demeurait des semaines et des mois entiers enfermé dans sa maison sans se laisser voir à personne et que, pendant sa vie, il resta plus pauvre que célèbre. » Giorgio Vasari, Vies des peintres.
[3]. À la manière des Maps not to Indicate du groupe Art & Langage.
[4]. Et qui, accessoirement, rétablit certaines proportions. Sur un planisphère traditionnel, en raison de l’étirement des pôles, le Groenland se trouve être deux fois plus grand que l’Australie, alors que c’est le contraire qui est vrai.
[5]. Seing Things (bois, peinture, chaîne, 140 x 35 cm, 2007) ; Beachcombing (bois de coffrage, 2008) ; WT (plâtre, bois, laque, 80 x 60 x 40 cm, 2007) ; Shapes et Forms (polystyrène et contre-plaqué, 220 et 165 cm).
[6]. On considère aujourd’hui que Pluton n’est pas une planète.

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Enchaîné en être, 2011, contreplaqué chêne et hêtre, installation à dimensions variables, pièce unique, photo © Aurélien Mole.

Star Finders, 2011, bois, peinture, ballons, installation à dimensions variables, pièce unique, photo © Aurélien Mole.

Dr Livingstone, I presume ? 2011, vidéo, couleur, son, 9’40’’, édition de 3, photo © Aurélien Mole.